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Bella Ciao

 

Je me nomme Giuseppe, trente-trois ans, célibataire, j’habite Milan, un appartement que le promoteur a implanté le long d’une rue tranquille, où jamais rien ne se passe.

Aujourd’hui, c’est pire qu’avant, nous sommes confinés à la maison. Je n’ai le droit de sortir que pour acheter quelques paquets de pâtes, des tomates, des courgettes, et des aubergines, et quelques fruits.

Le Covid-19 s’attaque à l’Italie, j’en ai pleuré, de grosses larmes ont coulé sur mes joues. À genoux, j’ai prié le seigneur qu’il protège l’Italie, Milan, et l’équipe du Milan AC. Nous devons participer aux matchs européens, cette année est notre année. Quand je pense que des équipes françaises y concourent, je m’en rends malade.

Un de mes meilleurs amis s’appelle Gianni, les services d’urgence l’ont hospitalisé. Dernièrement, je n’ai été en contact avec lui que par téléphone. La chance de ma vie, j’ai échappé ainsi au virus issu de l’enfer. Je l’ai vu partir comme j’aurais observé une feuille s’envoler. Un jour, il se plaint d’une toux qui n’arrête pas, néanmoins il continue de travailler et de vivre. La maladie a empiré, des maux de gorge se combinent avec la fièvre. Un matin, il me téléphone, il m’apprend qu’il rencontre des difficultés en vue de respirer. Les services d’urgence vont arriver. Il ignore s’il va s’en sortir. Il respire que s’il se couche sur le ventre. Il désirait me dire adieu, s’il ne revenait pas. Les médias parlent plus en plus de ce Covid-19, tout le monde échange à son sujet.

Benoitement, je lui rappelle des souvenirs, ils forment des liens indestructibles entre nous. Mes mots hésitants, pales et idiots lui remémorent ces temps forts.

Rue dell Bollo, nous avions mangé au restaurant de Fabio, perché sur des tabourets verts, en dévorant notre repas, nous distribuions des notes aux femmes qui passaient. Nous les appelions, nous les harcelions, nous exigions leurs numéros de téléphone. Elles ne répondaient pas ou nous envoyaient balader. Elles n’étaient plus ce qu’elles étaient, le temps qui passait balayait tout en imitant le vent d’automne et les feuilles mortes.

Je lui proposai de partir sans payer. Debout, nous observâmes à droite et à gauche, le patron, un homme gros avec une moustache énorme, nous fixait. On se mit à courir à folles enjambées, nous entendîmes le restaurateur et ses serveurs nous poursuivre. Sa femme, une dame grasse toute ramassée sur cent-vingt centimètres, hurla devant son commerce. Elle cria au viol, au meurtre.

J’envie de m’écrouler de rire. Nous nous engouffrons sous un porche, nous montons au dernier étage. Nous attendîmes. Il me demanda si j’avais oublié mon portefeuille. Je le lui montrai, avec mon chéquier, ma carte bancaire et plusieurs billets. Je lui susurrai que j’avais envie de courir.

Une heure plus tard, nous sortîmes, le patron nous sauta dessus avec son addition, nous le lui payâmes en s’excusant.  

Le téléphone sonne, je réponds, c’est Antonella, la maman de Gianni, elle me révèle qu’il a rejoint le monde éternel cette nuit. Mes mots se coincent au fond de mon gosier. Ce n’est plus un décès, c’est la mort de Gianni. Aucun enterrement public n’aura lieu, l’hôpital brulera son corps. Quand les choses de la vie auront repris un cours normal, une messe à l’église réunira sa famille et ses amis.

Je hais ce virus.

J’écris, alors le temps parait moins long. J’aimais me promener pendant une ou deux heures à travers les rues de Milan, en observant les passants, je dénichais des idées en vue de décrire les personnages. Maintenant, je contemple un mur blanc.

J’allume la télévision, rien ne me passionne, j’arrête, j’amuse un peu aux jeux vidéos. Je pense à Maria. Une femme de trente ans pulpeuse, brune des yeux noirs, la peau mate, je m’enflamme en songeant à elle.

Nous vivons une histoire. La qualifier d’amour ne correspondrait pas à notre vécu. Elle est mariée, elle a mis au monde deux enfants. Elle habite l’appartement situé sur le même palier que moi. Je connais son époux, Piero, nous avons déjà sympathisé. Nous jouons tous les deux au toto Calcio, cette proximité et cette passion nous ont rapprochés.

Un samedi avant le confinement, il m’avait invité à regarder un match de foot chez lui, en buvant une bière et en picorant des cacahouètes. Nos grilles de Toto calcio sur les genoux, nous brulions. Le match opposait Milan AC et Bologne. Nous avions parié évidemment tous les deux la victoire de Milan.

Maria coucha les enfants à dix heures en dépit des cris et des protestations.

Elle revint souriante, nous, nous nous angoissions, Milan perdit. À la fin du match. Piero se rendit aux toilettes, ma main se posa sur la cuisse de Maria, elle avait mis une robe rouge, elle écarta les cuisses, il revint, ma main se retira comme si un ressort la muait.

Il proposa de manger des pizzas, j’acceptai, Maria se rendit à la cuisine. Devant son mari, je ne montrai aucun égard envers sa femme, ni regard ni remarque déplacée. 

Maria me manque, mais je n’ai pas la possibilité d’aller chez eux, que pourrais-je invoquer à titre d’excuse.

Je pense à Régina, elle travaille en tant qu’infirmière à Bergame. En discutant avec sa mère, j’ai appris que ce n’était pas là joie. Les malades s’entassent au sein du couloir, les soignants les tris. Ils placent les plus âgées sous sédatif, les souffrants au stade le plus avancé ont besoin d’un respirateur. L’hôpital n’en dispose pas assez. Ils sauvent les plus utiles à la machine économique.

Régina m’a raconté la fin de la vie d’un homme. Je ne le connaissais pas, mais j’en fus bouleversé.

Elle tenait la main de Lorenzo, il venait d’atteindre soixante-douze ans, il me narrait ses projets. Quand il aura guéri, il les réalisera. Il aimerait prendre son voilier, avec son petit-fils, rester un mois en mer méditerranée. Sa respiration ne suivait pas, il avait besoin d’un respirateur, mais il n’en disposera pas. À moins d’un miracle, il pouvait dire adieu à ce voyage.

Elle demeura vers lui le plus longtemps qu’elle avait la possibilité. Elle venait souvent, ils parlent. Un matin, il n’était plus là, il était parti rejoindre le pays d’où l’on ne revenait jamais.

Elle travaille douze heures par jour, elle est fatiguée, à bout de force, elle en pleure.

Régina raconte ce fait comme si c’était une balade en monde en montagne, une activité futile, la mort la blase. Ils ne détiennent pas le choix, la direction de l’hôpital a décidé de procéder ainsi. La date d’anniversaire forme le couperet qui détermine ton sort.

Je rends compte que nous représentons peu de choses, pourtant, ce virus ne m’épouvante pas.

Le soir arrive. J’entends un homme chanter, au balcon, j’essaie de savoir d’où vient cette mélodie. Un autre le relaie. Plusieurs entonnent Bella Ciao. J’écoute, des larmes coulent de mes yeux, on dirait des perles, elles forment des pierres précieuses. L’Italie devra résister contre le Covid-19.

Toute la soirée, l’émotion ne me quitte pas, elle me serre la gorge, elle saigne mon cœur. Je vacille sur mes pieds, je m’assois au fond de mon fauteuil. Un séisme mental ne me lâche pas. Ce chant sans musique m’a remué les tripes.

Le lendemain, aux informations, le journaliste relate ces refrains qui ont éclaté un peu partout dans la botte du nord au sud. J’écoute avec attention, je pleure, mon cœur palpite, mes mains tremblent, mon corps tressaille. Mon grand émoi se manifeste. Ma vue se trouble. Bouleversé, ébranlé, je n’ai pas faim, je n’ai pas soif. Je pense aux enfants et petits-enfants de l’Italie qui vivent ailleurs : ressentent-ils cette agitation qui existe en moi ? 

L’Italie vaincra le Covid-19, je n’en doute pas.

J’écris quelques mots d’amour, d’habitude, je rencontre du mal à raconter une romance, j’évite les « je t’aime ». Aujourd’hui, aucun frein ne vient m’arrêter. Je compte les secondes qui passent.

À vingt heures, un chant se lève en imitant le soleil chaque matin. Il m’apporte la clarté au sein de ma vie, il remplit mon cœur. Je suis heureux. Une mélodie nait en bas de mon immeuble, je penche au balcon, je vois Piero et ses enfants. Il les tient par la main. Leurs voix montent vers le ciel, comme si elles communiaient avec le seigneur au milieu des cieux. Les enfants parlent à Dieu, car leur cœur se remplit d’innocence.

Enfant, j’allais à l’église tous les dimanches, le samedi j’allais me confesser. Je racontais au prêtre mes jalousies au milieu de la cour de récréation, que je copiais pendant un contrôle à l’école, que j’ai volé deux billes. Le dimanche de pâque formait le plus beau jour et la plus belle messe. Le vingt-quatre décembre, nous descendions, la famille complète à la messe. Je pensais à cet enfant de Dieu qui ne disposait que du foin pour dormir. J’avais un cœur trop tendre et trop gros. La vie m’a bouffé, je n’étais pas prêt à affronter l’ogre.

Le monstre, à l’image d’un loup-garou, d’un vampire ou d’un mort-vivant, m’attendait au coin de la rue, il m’a sauté dessus, sans pitié, il m’a capturé, anéanti.

Cet être du mal, cet envoyé du diable s’appelait Luisa, une jeune fille aux yeux noisette et aux cheveux frisés à la teinte blond foncé. Je suis tombé au sein d’un piège en imitant celui qui dégringole d’une falaise à pic. J’ai coulé sans savoir nager en imitant une pierre que je jette dans l’eau. J’ai touché le fond.

Sur le balcon, Piero et sa famille apparaissent, je les applaudis. Je lui avoue mon émerveillement devant sa voix. Il tient sa femme par les épaules. Il me remercie en me confessant que l’émotion l’a incité à chanter. Elle est remontée du bas ventre, elle l’a empoigné, il a senti son cœur saigné. 

Sur une petite table, il prépare des aperol spritz, du prosecco, de l’eau pétillante et du jus d’orange. Trois verres, il sort, il revient avec une pelle dotée d’un manche de deux mètres, il m’en offre un. Je l’attrape en échange, j’ai composé de petites coupelles d’olives, de tomates et de poivrons séchés, elles partent vers eux.

Les yeux fiévreux de Maria me mettent mal à l’aise.

Nous discutons, nous buvons et nous grignotons jusqu’à onze heures, puis Maria couche les enfants. Avant de se quitter, il me promet que nous mangeons ensemble demain de cette façon sans contact. Nous respecterons les gestes barrières.

Je rencontre du mal à dormir. Aujourd’hui, cette relation avec Maria me gêne. Un lien d’amitié se tisse avec Piero. La situation devient pénible. 

Le matin au réveil, j’attends déjà la soirée. Mes travaux d’écritures patientent presque en tapant du doigt sur le bureau, écrire constitue une drogue, de l’héroïne pure, elle forme ma drogue dure. Sans cette activité, je tournerai en rond à l’image d’un lion enfermé à l’intérieur d’une cage. Comment procèdent-ils les autres dans le but de ne pas sombrer pendant cette claustration sanitaire ?

Le soir arrive, j’attends la mélodie enchanteresse. L’émerveillement et le bonheur naitront à entendre plusieurs cœurs d’Italiens chanter en chœur. J’écoute chaque voix séparément et en même temps, elles forment une harmonie. La spontanéité et le hasard créent ce que des compositeurs classiques recherchent depuis toujours, la construction de canons et de fugues dont l’harmonie du son tend au sublime.

Piero en bas du bâtiment avec ses enfants participe à ce mouvement, tous les voisins au balcon l’applaudissent à son arrêt, il envoie des baisers à tout le monde, ses enfants l’imitent.

Puis l’heure de l’apéritif arrive, je prépare des verres de Marcella, et du coca en faveur des enfants. Ce vin cuit plait toujours. Maria a confectionné des croquants aux olives et aux amandes. Un échange avec la pelle, puis le bonheur de vivre s’installe aux balcons.

Puis Maria disparait, et revient avec des pizzas, Piero me souffle que la mienne m’attend derrière ma porte. Je vais la chercher le cœur joyeux. J’ouvre le carton qui la tient, sur un bord, un bout de tissu, le string de Maria, un mot d’elle, je lis : « J’ai envie de toi, je t’aime ! »  Je range ce sous-vêtement et ce mot, je sors sur le balcon avec ce mets à l’aspect délicieux. Je souris, je donne un visage de la gaité, au fond de moi, je regrette cette relation avec Maria.  

Posted in: Écrits en attente

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