une petite nouvelle, une histoire courte

Le temps des corridas à Barcelone
Je me lève. Mon réveil indique sept heures du matin, j’habite Barcelone. Le printemps habille de soleil la ville.
Un café à la main, je lis mon journal El Punt Avui, je dis sans cesse l’Avui. Ce mot signifie aujourd’hui en catalan.
— Ils délirent encore avec leur virus, ils n’en ont pas marre ! C’est une fois de plus un complot contre la corrida.
Je suis un matador de métier depuis toujours. Un matin, en parcourant ma feuille de chou, un choc m’a ébranlé, une secousse phénoménale m’a cloué sur ma chaise.
Ce matin de l’année 2010, je lisais mon journal, une décision du parlement de Catalogne attira mon regard, je crus avoir attrapé la berlue. Pourtant mon café se révélait ordinaire, je n’étais pas habitué aux produits hallucinogènes.
— Je suis tombé au fond d’un puits d’illusions, je rêve, je me suis mal réveillé.
Bouleversé, une larme coula sur ma joue, en dépit que je fus un homme. Troublé, je ne pus pas accepter ce fait. Mon cœur bat la chamade.
— Quelqu’un a jeté un mauvais sort sur le Parlement.
Je relus plusieurs fois ce titre assassin, criminel. Les voyous avaient le pouvoir. Le laisser-aller engendré par les libertés individuelles, il tue l’Espagne.
— La Catalogne interdit les corridas. Bientôt, ils vont bannir la paélia et le chorizo.
Je coupai un morceau de chorizo pendant que tout un chacun y a encore droit.
Il faisait partie de la culture espagnole.
En 2013, rempli d’orgueil, je lus dans la presse que le Parlement espagnol l’avait déclarée en tant que bien d’intérêt culturel. Elle représentait l’âme du peuple espagnol. À genoux, j’en remerciai Dieu.
Je suis un Matador qui n’a plus le droit d’exercer son art en catalogne. Cinquante ans, le Covid-19 qui arrive me poussera vers la sortie. J’aurais voulu finir ma carrière au milieu des arènes de Barcelone. Le parlement catalan et ce germe en ont décidé à leur façon.
Mon père adorait s’amuser à un jeu de cartes nommé l’hombre. Je l’observais assis dans un coin, je l’admirais quand il affirmait qu’il était l’hombre, c’est-à-dire l’homme. Dans ce cas-là, il joue contre les autres. Parfois, cinq matadors se logeaient au creux de la main, je voyais son regard briller, j’imaginais qu’une pépite d’or s’était insérée au milieu de ses yeux.
Mon père est mort voilà longtemps, si longtemps, qu’il ne forme plus qu’un ombre au sein de ma vie. Il n’était que bandérilléro, il plantait des banderilles sur le dos du taureau, ainsi il l’affaiblissait dans le but que le matador le tue. Enfant, j’étais persuadé que mon père deviendrait matador. Ce dernier représente le Dieu de l’arène. Un jour, un taureau l’a écorné, et trainé au sol, il l’a fracassé à coup de sabot. Témoin impuissant, j’ai pleuré, personne ne s’est occupé de moi, le matador l’a tué. Le public l’ovationnait pendant qu’on sortait en catimini mon père.
Je suis matador, j’ai vengé mon père en le devenant. J’ai réalisé son rêve. Est-ce le mien ? J’ai des doutes, un doute affreux, certaines nuits, des cauchemars m’agitent. Peut-être ai-je raté ma vie ? Question en suspens, je suis incapable d’apporter une réponse.
La Catalogne désire l’indépendance, moi, je ne sais pas ce que je souhaite.
Le déferlement incessant, silencieux et transparent du virus cruel a imposé le confinement.
Le gouvernement m’a enfermé entre quatre murs, mais pas n’importe lesquels, les miens. Je les ai peints en blanc, cette couleur symbolise l’innocence, j’ignore si je le suis à mon âge, je ris. Étendue comme un drapeau, une cape rouge, elle figure une tache de sang, cette teinte éveille mes sens, elle me tient en alerte. Sur une table d’appoint, un crâne de taureau trône à l’image d’un roi. J’y ai accroché à ses cornes des paires de castagnettes.
Je regarde des albums photo, elles contiennent des clichés de corridas, elles font partie de mon univers. Que voulez-vous que je fasse ? Mais, ils ne me répondent pas.
Avec Diego, voilà bien des années quand nous étions bandérilléros, nous avons commencé à fréquenter une maison tenue par Carmen. Depuis, il a abandonné la corrida, il a peur du taureau, la perte de réflexe avec l’âge devient un coup du sort chaque fois que la bête fonce. M’écornera-t-il ? Il a acheté un petit commerce, un bistrot, aujourd’hui, l’administration l’a fermé en raison du Covid-19.
Chez Carmen, un bar américain à l’intérieur d’une maison sans licence sans autorisation, et pour cause, des filles travaillaient pour elle, le Cava et le bordel à la même porte.
À l’intérieur, elle avait transformé le salon en un bar comme les autres, un comptoir, des tabourets, quatre tables. Trois filles se prostituaient pour elle, Carmen prenait un pourcentage, elles pouvaient exercer leurs professions en toute tranquillité.
Avec Diego, nous buvions un cava, parfois, je montais avec une d’elles au sein d’une chambre, Carmen avait aménagé deux pièces à cet effet.
Je souris en y repensant, je vais aller voir Carmen ce soir en frôlant les murs, elle a pris sa retraite, toutefois rien n’a changé. Du moins la dernière fois où j’y suis passé, voilà au moins six mois.
Le temps file vite en singeant un torrent qui dévale des Pyrénées. L’année précédente, je n’ai participé qu’à deux corridas. La plupart du temps, je bricole dans le but de joindre les deux bouts. Garçon de café, commis de cuisine, en été, je surveille les plages, location des sièges et autres ustensiles dont les touristes raffolent. Je travaillote par ici ou par là. Je bidouille en trafiquant un peu. Habituellement, quelqu’un me livre des cartons de cigarettes, je vends les paquets sous le manteau. Mon père m’avait raconté que mon grand-père en dépit de la garde-civile et du régime franquiste échangeait des photos et des films pornos amateurs contre de la monnaie trébuchante. Un taureau l’avait blessé à la cuisse, il trainait sa vie en boitant d’une jambe. Il maudissait ces animaux en les comparant à des diables.
Autour de moi, les mots que j’entends, la peur de ce virus impitoyable, des gens tombent ou finissent à l’hôpital. Je n’en suis pas perturbé. J’ai déjà affronté des bêtes dangereuses, du sang au fond de leurs yeux, leurs sabots grattaient nerveusement le sol de l’arène, les muscles tendus, ils me fixaient en essayant de repérer un moment de faiblesse. J’attends, prêt à réagir au quart de tour, je ne pense qu’à ce monstre. Le Covid-19 représente un lâche.
La lune resplendit au-dessus de Barcelone, je frôle les murs, la police s’avère susceptible de surgir à chaque instant. Le silence des rues de Barcelone s’avère plus terrifiant que le beuglement du taureau au milieu de l’arène.
Je ne rencontre pas un chat, on a même confiné les félins, les féliniers doivent se morfondre du manque de modèle.
Arrivé devant la maison de Carmen, je me méfie, pourtant à l’époque où elle abritait un clandé, je ne craignais pas autant la police que ce soir. Je frappe, elle vient ouvrir. Le visage maquillé à outrance, des rides creusent des rainures au sein de sa peau grasse, elle luit à l’exemple du suif des morts. Des yeux marron s’enfoncent à l’intérieur du violet des fards à paupières. Une mise en plis comme on n’en façonne plus, elle marche avec une canne. On s’embrasse à plusieurs accolades. Nous pénétrons dans du bar fermé, autour d’une table, on s’assoit. Elle tousse, elle maudit l’âge.
Elle me raconte le temps qui file vers l’inconnu, je lui confie que le mien s’écoule sans regarder derrière lui, celui qui fuit s’oublie. Elle m’avoue qu’elle héberge en ce moment deux filles de ses nièces. L’administration scélérate les a confinés avec elle. Elle n’aime pas qu’elles viennent dans le salon en raison du passé qui la hante toujours. Parfois le soir, elle entend des voix, des soupirs et des rires, elle les confond avec les gloussements des poules.
Nous buvons un verre de cava, puis deux.
— Est-ce que tes nièces ne savent pas ton ancienne profession ?
— Au sein de la famille, je louais des meublés, tout un chacun me considérait à l’image d’une excentrique, rien n’a changé !
— Tu aurais pu être artiste !
— Non, je ne crois pas !
Elle me susurre que ces deux nièces couchent chacune dans les chambres d’hôte. Elle s’esclaffe.
— Mon passé me manque, la peur m’accompagnait à chaque instant, les hommes le soir, les filles que je logeais.
Nous nous taisons.
Elle m’invite à diner demain, elle me demande de ne pas prononcer un mot sur son ancienne activité.
En rentrant, un pincement au cœur me saisit et me surprend. Je ne revivrais plus ce que j’ai vécu. Même Carmen a vieilli en six mois. Désenchantée, perdue au sein de ses souvenirs, elle ne forme plus qu’une ombre de ce qu’elle a été. Une femme haute en couleur, une poitrine gonflée, l’échancrure de son corsage donnait le tournis à tous les mâles. Son rire gras résonnait dans la maison, sa voix tonitruante et impulsive faisait frémir les cloisons. Ce soir, elle vacille, tremble, comme si elle était apeurée. Je conçois au sein d’un cauchemar fugace que le virus féroce, tapis au sein de l’ombre, la surveille, ses dents s’aiguisent. Sa bouche se garnit-elle de dents ?
Au petit matin, je lui envoie un SMS si tout va bien, car sa voix m’a alerté, elle me rassure : elle s’effraie juste du Covid-19.
Il revient sur le devant de la scène, et, moi, je ne m’épouvante que du taureau.
Le soir, je me rends chez Carmen, j’amène une bouteille de vin avec moi, du Montsans. Elle m’accueille et me confie à l’oreille qu’on dine à la salle à manger. Elle me présente ses deux nièces, une de dix-sept ans et une de dix-huit. Je représente un matador qu’elle a toujours adoré. Nous échangeons sur la corrida, et elle insiste sur le confinement, l’isolement et l’ennui.
Nous dégustons du poulpe à la galicienne, qu’Elvira nous sert sur des assiettes en bois, une de ses nièces, la plus âgée, Élisa, remplit les verres.
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