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Les Tziganes en Suisse

Je me nomme Julien Braker, horloger, je suis artisan, je répare tout genre de produits qui se rattachent à mon art. Parfois, je façonne des horloges.

Célibataire, je préfère les traversées en solitaire.

Les fenêtres d’une face de la maison regardent le lac, les malchanceuses, le flanc d’un versant qui monte vers la route, elle longe le lac sans se fatiguer.

Lausanne se situe sur l’autre rive.

De toutes parts, le Covid-19 nous attaque, nous sommes obligés de faire attention.  

 Debout, je me dirige vers la salle de bain, une douche rapide. Je me prépare un café, un bol de flocons d’avoine, du lait. Le beuglement des vaches m’avertit que Gaston s’arrête à la maison. J’ingurgite mon jus, je sors dehors.

Gaston a atteint les quarante ans, il les porte bien. Son visage s’avère un peu rougeaud, son ventre pointe, tout ramassé sur un mètre soixante. Moi, à côté de lui, je parais figurer un Apollon grec, les statues antiques, grand, svelte, musclé. Cependant, ma vue exige une paire de lunettes, l’horlogerie abime les yeux.

Il me raconte que des gens du voyage se sont installés sur un pré, il a averti les autorités, mais elles s’avouent débordées avec le Covid-19. Il craint les vols.

— Si les frontières deviennent de vraies passoires, la Suisse disparait.

Je l’écoute sans le contredire, car je ne les ai pas aperçus. J’ignore à quoi ils ressemblent, Gaston me les décrit à l’image de romanichel, des gitans, Tziganes et bohémiens. Je me questionne s’il les a vus, que ce soit un bruit qui court ne m’étonnerait pas. Voilà six mois, tous les alentours s’avéraient en ébullition, un loup rôderait autour des étables. Nous organisâmes une battue, armé, nous parcourûmes les environs du lac. Gaston a tué un caniche, il s’était égaré.

— Le Covid-19 les a sans doute atteints, ils le distribuent à la ronde autour d’eux !

Je le laisse délirer, et je m’excuse, car mon travail m’attend.

Le midi, une belle brune frappe à ma porte, je lui donne entre dix-sept et dix-huit ans, les cheveux courts, des yeux noirs, un short en jeans moulant et une chemise blanche nouée sur le nombril. Elle tient un réservoir à la main. Elle me requiert un peu d’eau, je regarde le lac, elle me glisse le mot potable. Je lui propose de me suivre, elle entre à l’intérieur de la maison. Je le lui remplis. Je lui suggère de l’aider, elle refuse. Elle s’en va en accélérant le pas, je l’observe fuir.

L’été approche, le temps se révèle agréable. Je rentre, elle m’a dérobé une montre posée sur une commode. Je l’insulte de tous les noms. Ce sont des voleurs de poule, ces gens. 

Cette breloque vaut son pesant d’or, j’en trépigne de rage. J’appelle la police, ils se confessent débordés, ils me conseillent de venir porter plainte si je n’ai pas la possibilité de procéder autrement. Je repose le téléphone, médusé.

— Des scélérats ont livré la Suisse aux bandits de grand chemin.

En empoignant mon courage à deux mains, de peur qu’il ne se sauve, je pars à la recherche de la bande à Mandrin.

Je fonce à travers les broussailles, après la traversée de la route, une colline me souhaite la bienvenue. Je grimpe le cœur vaillant. Mon souffle traine et me fait souffrir, je m’arrête. J’attends de reprendre ma respiration, je continue la montée. Je ne sais pas exactement où ils se trouvent.

Parvenu au sommet, j’aperçois plusieurs caravanes en bas à une demi-heure de ma maison. Je maudis ce peuple de bohémiens. Je dévale la colline dans le but de retrouver ma montre. Mes cuisses commencent à me faire souffrir. Je me tords les chevilles, pourtant je suis habitué à la montagne. Mon rythme cardiaque s’accélère. Je ralentis l’allure.

À quelques mètres des caravanes, je marche d’un pas sûr de moi, je désire récupérer ma montre.

Assis sur des chaises pliantes, quelques individus me contemplent, ils ne sont pas effarouchés de mon courroux que mon teint traduit ou devrait traduire. Un gros homme doté d’une moustache imposante me salue, ensuite il remarque que je vais être essoufflé de courir ainsi.

— Nous, en Suisse, nous travaillons, nous gagnons notre pitance après un dur labeur, nous l’apprécions.

— Nous besognons aussi, observez-nous !

Ils s’esclaffent.

— Une de vos congénères s’est présentée chez moi en vue d’obtenir de l’eau, ma montre a disparu, j’aimerais la récupérer.

Ils me regardent d’un air hagard, ils s’enquièrent où j’habite. Ils appellent quelqu’un qui se nomme Badi, j’attends. Ma petite voleuse surgit d’un seul coup d’une caravane. Elle accourt, près de moi, je m’aperçois qu’elle pleure. Elle nous apprend que la grand-mère et le grand-père voient leur santé se dégrader, la toux devient puissante, ils n’arrivent plus à respirer.    

Celui avec qui j’ai échangé quelques mots, se nomme Aldo, se lève, les autres l’imitent.

— Ma montre, où se trouve-t-elle ?

— Un peu de décence, Monsieur, mes grands-parents se meurent, grince Badi.

J’en reste figé sur place. Ma bouche ouverte copie celle d’un poisson qui dessine des O. Enfant, j’avais mis sur le bord de la fenêtre un petit poisson rouge à l’intérieur d’un bocal, il avait ainsi la possibilité de regarder le lac. J’observais sa gueule, elle me fascinait. Je l’aimais bien. Un matin, pris d’ennui, je l’ai coupé en deux à l’aide d’un ciseau, le bocal était resté avec son gravier multicolore sur le balcon.

Je les suis en vue de constater le mensonge plus immense que les Alpes. Badi se retourne et me regarde.

— Avez-vous vu l’heure, s’il vous plait ? me questionne-t-elle.

— Ce serait gentil, nous, les gens du voyage, on se fie au chant du coq, et à la place du soleil au milieu du ciel, explique Aldo.

— Vous avez subtilisé ma montre.

Elle s’arrête, se met à genoux, contemple l’azur, se signe de la croix, joint les mains et récite un Avé Maria. Je me gratte la tête de manière nerveuse. Cette fille s’apparente au démon.

Elle se lève et comme si de rien n’était se dirige vers la caravane. Une femme d’une trentaine d’années, un foulard noué sur le crâne, une grande robe noire à l’égale de celle des gitanes, qu’on découvre sur des images d’Épinal, crie que c’est la fin, la nuit des temps vient d’arriver. Tous se signent de la croix.

Je crois que la comédie se montre extravagante au sujet d’une montre. Un individu torse nu surgit de derrière la caravane, il crache du feu. Trois caniches dont la robe emprunte la couleur de la neige le suivent. Un vieil homme aux cheveux blancs et moustache de la même teinte, Ordan, apparait, il tousse, on dirait une caverne qui gronde. Son souffle racle sa gorge, sa voix âpre et rude semble parvenir du fond des forêts. Je crois y reconnaitre les hurlements d’une sirène du lac. Il tient à la main, une canne au bois noué. Il se plaint de la fièvre. Sa femme Denisa ne réussit pas à se lever. Quelqu’un leur a jeté un sort. Dès qu’ils ont franchi la frontière suisse, leur santé a commencé à faiblir.

J’ai l’impression de découvrir un autre monde. Je me demande si je marche encore sur la terre du XXIe siècle.

Posted in: Écrits en attente

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